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Section courante

La marginalisation des organisations paysannes (OP) : analyse des conditions de politisation et de syndicalisation du mouvement paysan au Burkina Faso

Alkassoum Maiga

Résumés

En sollicitant énormément les organisations paysannes (OP), l'administration burkinabè les réduit au rang d'instruments locaux pour l'exercice de sa fonction. En réalité l'administration entend penser le développement pour le paysan et ses organisations, en déterminant les réalisations à faire et les organisations avec lesquelles travailler. Il y a en filigrane de cette attitude, l'idée que le paysan est celui pour qui il faut tout penser et tout décider.

Dans la stratification sociale burkinabè "le paysannat" ou la "paysannerie" est une couche sociale péjorativement connotée. La marginalisation des organisations paysannes (OP) prend pied dans un tel contexte. Elle introduit un processus d’instrumentalisation du mouvement paysan qui s’inscrit dès lors dans une logique de syndicalisation.

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Texte intégral

Introduction

1Les approches du développement rural placent les populations rurales au centre de leur dispositif d’intervention, à travers leur responsabilisation. Ainsi, demande-t-on aux populations paysannes de prendre en charge la conception et la mise en œuvre de leur propre promotion. Cependant cette disposition demeure encore une profession de foi dans la mesure où la démarche se heurte à des résistances et réticences diverses.

2Même si la notion de transfert de la maîtrise d'ouvrage est devenue un sujet d'actualité (depuis l'option prise par les décideurs et les techniciens d'impulser au processus du développement en milieu rural un souffle nouveau) la plupart des intervenants en milieu rural n’arrive pas à se représenter le paysan comme un acteur à part entière et donc un partenaire.

3A partir d’observations directes, d’entretiens avec des paysans et des intervenants et de données bibliographiques, nous avons pu analyser la situation de ce « paysan objet » dans le Houet et la Kossi. Dans ces deux provinces du Burkina Faso, nous avons conduit des entretiens approfondis auprès d’un échantillon de 64 informateurs (soit 49 paysans et 15 intervenants). Les paysans sont tous des adhérents de groupements de producteurs de coton (membres de bureau et militants de base) et les intervenants sont des partenaires techniques et administratifs, des agents de projets et ONG. Les entretiens avec les paysans sont des entretiens collectifs tandis que ceux avec les intervenants sont individuels. Il s’agit donc d’un échantillon dont la pertinence réside dans la diversité des informateurs (hommes/femmes, aysans/intervenants, jeunes/vieux, etc.).

La marginalisation du paysan

4La marginalisation des organisations paysannes (OP) procède de celle plus générale du paysan qui passe pour être un phénomène social total. Il n'est pas jusqu'au discours officiel qui ne relègue le paysan dans une place de dernier échelon. Teintés de dédain, les différents discours (articles de journaux, propos de certains intervenants et interventions des politiques) couvent un certain mépris du paysan. En témoigne le manque de terminologie unique pour désigner cette couche de la société burkinabè. Tantôt rural, tantôt villageois ou campagnard et broussard, le plus souvent paysan et rarement seulement producteur accompagné d'analphabète et illettré, ce burkinabè est bien le prototype du paysan inclassable de Grignon (1975) dans son article du même titre. Parlant justement de la diversité d'appellation, l’auteur tranche :

«Aussi il n'est pas de nom parmi ceux qui servent à désigner une classe ou un rapport entre les classes qui ne puisse servir à désigner les paysans ou leur position de classe et il n'en est aucun qui les désigne en propre, sans doute parce que dans le cas des paysans le second terme de la relation fait toujours défaut».

  • 1  Dans la logique des intervenants en milieu rural, le port de verres noirs ou la construction d’une (...)

5Les dénominations marginalisantes de la paysannerie burkinabè offrent l'illusion de correspondre chacune à une origine bien particulière. Ainsi, les intervenants parlent surtout de producteur ou de paysan ; termes moins connotés que les autres, pour, lorsqu'on les observe, tomber dans le piège du mépris. En effet, lors de nos entretiens, les intervenants parlent en termes de producteur, pour tout de suite ajouter les jugements : "vous savez avec les paysans ce n'est pas facile", "les paysans, c'est difficile", "ces paysans là (...)", "amener les paysans à la raison" ou encore aborder en aparté des thèmes dévalorisant le producteur. C'est le cas de l'échange qui suit1 :

- « C'est un paysan qui porte des verres noirs ! Lui là, c'est un paysan évolué.»

- «Il paraît qu'il a même construit une villa chez lui.»

  • 2  Indépendamment des recettes liées à la production du coton versées à chaque producteur (par le bia (...)

6Cette marginalisation dans le discours s'accompagne d'une marginalisation dans les faits. Même si à certaines rencontres les paysans n'hésitent plus à prendre la parole, il demeure qu'ils sont absents de certains cercles où se prennent des décisions les engageant à plus d'un titre. Du reste, même lorsque leur présence est tolérée, ils sont confinés à la place folklorique de l'amuseur de la bureaucratie. C'est une telle marginalisation que tentera la préfecture de Solenzo (en 1991-1993) dans la gestion de la part des ristournes2 des groupements villageois (GV) affectée aux réalisations publiques, en mettant sur place un comité de gestion essentiellement composé de fonctionnaires. Les paysans ont du reste vite réagi en refusant le comité, arguant de ce que les fonctionnaires ne sont pas des agriculteurs et ne doivent de fait pas s'occuper de la gestion des ristournes des agriculteurs.

7Au Bénin, Mongbo (1994) décrivant une réunion d’une organisation de producteurs de coton, évoque une situation de marginalisation des producteurs et leurs structures dans les termes suivants :

«Il est 9h 50 quand ; après les salutations d’usage et la présentation des ‘’officiels’’ par le RDV, le président du GV lance la réunion en disant ; ‘’Mes gens, je vous remercie pour être venus si nombreux participer à cette assemblée. Nous allons vous présenter le bilan de ce que nous avons pu faire. Le secrétaire est chargé de vous donner ce bilan’’… Le C/PACA (chef de poste action coopérative et alphabétisation) se lève et intervient énergiquement : ‘’Peut-être avez-vous l’habitude de procéder autrement, mais cette fois-ci, voici ce que nous allons faire :

‘’d’abord le bilan de l’année écoulée,

‘’ensuite les perspectives (les prévisions pour l’année prochaine)

‘’puis le renouvellement du CA, et enfin les divers.’’» (1994 : 135)

8Cet agent de l’Etat, en intervenant ‘’énergiquement’’ entend bien prouver aux producteurs sa position hégémonique. De cette hauteur, il affiche ses intentions visant à imprimer son rythme à la réunion. Il s’agit surtout de faire remarquer sa présence dans la mesure où il ne s’oppose pas au fond de l’intervention du président du GV (pour lui en effet, il faut commencer par le bilan). Il manifeste aussi ses intentions par rapport à l’avenir de la structure en inscrivant au programme la question du renouvellement des instances. Nous assistons de fait, à l’image de ce que nous avons noté au Burkina Faso, à une marginalisation/instrumentalisation des organisations paysannes par les représentants de la bureaucratie. On note surtout aussi dans le cas du Bénin (Mongbo, 1994) que la question du pouvoir de décision sur l’utilisation des ristournes et du droit de regard y afférent sont au centre de conflits opposant les producteurs et leurs partenaires. Les premiers contestent surtout l’utilisation faite de leurs ristournes sur la base des injonctions d’intervenants et surtout au profit de non producteurs de coton. Au regard de telles ambiances, et à la lumière de nos propres observations, on convient avec l’auteur que ‘’une assemblée générale de bilan et de renouvellement du conseil d’administration d’un groupement villageois est un lieu privilégié où se cristallisent les conflits et les luttes politiques (…)’’ (1994 : 136).

9Pour une autre catégorie de Burkinabè, l'élite formée en France, le paysan se voit affecter les appellations propres à son homologue français décrit par Grignon (1975). Dans ce milieu avide de distinction, le paysan burkinabè n'est rien mieux que le "bouseux", le "plouc", etc.

10La marginalisation des paysans et de leurs structures se manifeste aussi dans le refus affiché par les intervenants quant à travailler avec des structures authentiquement paysannes. Le paragraphe qui suit nous propose quelques indications sur la question.

Le refus d'organisations authentiquement paysannes au profit de structures conçues par les intervenants

11Tous les intervenants affirment travailler avec les organisations paysannes (OP) et qualifient de hasardeuses toutes actions qui ne passeraient pas par ces dernières pour atteindre les paysans. Suivant la formule de Chaveau (1994) la participation paysanne est devenue le maître-mot en matière de développement rural. Les OP semblent surtout sollicitées au niveau de la détermination des activités et des producteurs devant participer à ces activités.

  • 3  L’ancrage dans les valeurs sociétales représente le critère majeur. Les organisations dites tradit (...)
  • 4  L’excès de sollicitation des organisations paysannes réside dans le fait que la quasi-totalité des (...)

12En général, les intervenants classifient les organisations paysannes (OP) en traditionnelles et modernes3. Et lorsqu'on leur demande leur préférence entre les deux catégories, ils affichent leur penchant pour le type moderne d'inspiration extérieure. D'ailleurs, pour beaucoup d'entre eux, la connaissance des structures organisationnelles en milieu rural se limite à celle des groupements villageois (GV). Ce qui n'est point surprenant quand on sait que beaucoup d'entre eux travaillent seulement avec les GV qui passent pour être des partenaires incontournables en matière de dynamique rurale (Guillermou, 1994). Ils préfèrent travailler avec les GV qu'ils utilisent comme instrument de ‘’propagande’’  (ceci d’autant plus que la plupart des GV ont été constitués par ces mêmes intervenants : services étatiques, ONG, projets. Un refus de travailler avec eux serait donc assimilable à une auto remise en cause). Aussi, cette reconnaissance de la nécessité des GV ne doit-elle en aucune façon éluder l'existence chez une grande majorité d'intervenants d'un refus de collaborer avec les organisations paysannes (OP) d'inspiration locale (exprimant du même coup une marginalisation de celles-ci). Descendre (1991) explique dans ce sens comment les ONG du Nord font «s’écrouler tout le processus où les paysans essaient de se reprendre en charge». Les conséquences bien sûr sont entre autres l'excès de sollicitation des GV qui ne se retrouvent plus entre les préoccupations des partenaires4. L'ampleur de ce refus des OP traditionnelles se mesure à l'attitude de l'agent du service provincial de l'organisation et de la formation professionnelle des producteurs (SPOFFP) de Solenzo qui en dépit de sa fonction qui consiste à organiser et former les producteurs, affiche son option claire pour les structures modernes. Jonckers (1994), décrit une situation similaire au Mali en ces termes :

«Parallèlement des associations nouvelles se développent, spontanément, sur la base du voisinage pour pallier la défection des parents ou sous l’impulsion d’organismes de développement. Des associations villageoises (AV) ont été mises en place par la CMDT et des ONG ont créé des caisses d’épargne et de crédit. Regroupant les producteurs de coton, elles servent de relais pour l’encadrement et assurent la commercialisation primaire du coton. Appartenir à l’AV est une condition pour avoir accès au crédit»

  • 5  Avant la reconnaissance officielle qui est consacrée par l’accord d’un agrément de la préfecture o (...)
  • 6  Jonckers (1994) note qu’au Mali, pendant que des paysans agissent selon une logique de marché, les (...)

13En plus de ce refus de travailler avec les organisations paysannes (OP) "traditionnelles", il y a un refus de reconnaissance officielle qui se vit aux rencontres d'agrément5. A ce niveau c'est moins le refus que son motif qu'il convient de stigmatiser. Si l'on prend le cas du groupe de femmes mossi de Solenzo qui s'est vu refuser l'agrément pour ne pas être assez social6 et pour être beaucoup plus orienté vers le commerce, c'est en toute logique que l'on peut dire que les textes qui régissent les organisations paysannes au Burkina cherchent à enfermer les paysans dans un collectivisme et une obligation d'être social. Il semble en effet que le paysan soit le seul condamné à être social. Comme le "détour" de Balandier (1985) le devoir d'être social des bureaucrates burkinabè fait du paysan le repère que les gens de la ville doivent toujours approcher pour se rendre compte de ce qu'ils ne sont plus ou plus exactement ce qu'ils ont été : des êtres solidaires. Il faut en effet cette psychanalyse de la bureaucratie pour comprendre qu'on exige des OP de la socialité, alors même que leurs consœurs des villes en sont dispensées. Les OP, sont-elles devenues des musées du social ? La question vaut d'autant plus que l'agrément est subordonné à la justification par le groupement villageois (GV) de sa disponibilité à contribuer aux efforts de l'Etat en matière de développement et à bien d’autres conditionnalités (Laurent, 1998). En d'autres termes, un engagement à combler la fuite en avant de l'Etat par rapport à ces domaines traditionnels. D'où justement le processus de politisation/instrumentalisation.

De l’instrumentalisation des organisations paysannes à leur syndicalisation

14Dans la logique de la fuite en avant de l'Etat, officiellement connue sous l'expression euphémique de "désengagement de l'Etat", celui-ci abandonne ses domaines traditionnels d'intervention aux organisations paysannes. Il se réserve le droit d'orienter l'utilisation des recettes des producteurs. C'est du moins ce à quoi l'on assiste dans les villages. Il s'agit là, depuis une période récente, d'un effet pervers de l'application d'une certaine PASA (Politique d'Ajustement du Secteur Agricole) prise dans les sillages du PAS (Programme d'Ajustement Structurel). Dans le cadre du PAS, la LPDA (Lettre de Politique de Développement Agricole) burkinabè apporte des bases officielles au financement du développement local par les structures paysannes.

15En réalité, ce sont les relais locaux de l'Etat qui feront preuve de zèle dans l'application de ces textes au point de faire ployer les groupements villageois (GV) sous le poids des requêtes. Dans l'esprit des textes évoqués, il s'agit surtout de situer les responsabilités des différentes parties engagées dans la lutte contre le sous-développement. Ainsi, il revient à l'Etat de définir et orienter la politique de recherche, de vulgarisation et de conseil, la politique d'organisation et de formation agricoles et celle foncière et de gestion des ressources naturelles et équipements d'infrastructures. Ce, pendant que les opérateurs économiques occupent le rôle de bailleurs de fonds et que le paysan se voit attribuer l'organisation, la sensibilisation, la production et la commercialisation, l'autofinancement, la gestion des terroirs locaux, etc. Dès lors, l'Etat et ses services déconcentrés engagent un processus d’instrumentalisation des structures paysannes, qui équivaut à une dépossession de ces derniers de leur développement. Les organisations paysannes sont, dans la géographie des organisations du Burkina, les seules pour lesquelles l'administration se sent "obligée" de penser le développement.

16Marginalisé, le paysan burkinabè est aussi "chosifié" par rapport à sa production ; dans le sens où il n'est pas sujet quant à son utilisation. Dans les villages, les paysans sont les seuls à devoir investir une partie de leur production au bénéfice de la collectivité, alors même que les fonctionnaires et ceux qui passent pour être leurs alliés (les commerçants) ne doivent rien ou presque rien consentir dans ce sens. Certains départements ont même fixé des pourcentages sur les ristournes des organisations paysannes (OP) pour ce type d'investissements. A Solenzo, 25% des ristournes de chaque groupement villageois du département doivent revenir au fonds communautaire. Mais à y regarder de près, on décèle le complot des bureaucrates qui ont pour seul souci de soigner leur cadre de vie, parce qu'en réalité les investissements sont en général faits dans le seul chef lieu de département qui devient un "concentré" d'infrastructures alors même que certains villages manquent de tout. Il y a un déséquilibre entre les villages du même département provoqué par une certaine utilisation des ristournes des paysans. Rien que dans la seule "ville" de Solenzo, les groupements villageois (GV) ont construit une école, un collège d'enseignement général (CEG), une gendarmerie, un commissariat de police, une inspection, les locaux du service provincial de l'organisation et de la formation professionnelle des producteurs (SPOFPP), la clôture de la préfecture, et ont acheté une voiture aujourd'hui usurpée par la préfecture qui s'en sert pour ses déplacements (pour s'en remettre aux paysans pour les réparations de pannes). L’on comprend donc que le préfet de Solenzo se surprenne à rêver (comme il nous l'a confié) du jour où il verra le visage de ladite ville totalement changé.

17Un an après notre passage sur le terrain, c'est le tout nouveau député maire de Nouna (chef lieu de la province de la Kossi) qui se fait l'écho du préfet de Solenzo. Dans un entretien avec un quotidien national (1995), il annonce déjà un programme dont les "poumons" seront les productions des paysans.

«(...) Nous exportons beaucoup de céréales, mais cela n'est pas connu du grand public. Toute la région de la Kossi produit à peu près le tiers  de la production burkinabè de coton.

C'est quelque chose à promouvoir davantage. Par exemple chaque année, sur une tonne de coton vendu, il y a une ristourne de 3500 francs qui est reversée au groupement. Actuellement nous avons plus de 80 millions de francs en ristournes dans cette province. Ce sont des fonds qui dorment dans les tiroirs de la caisse nationale de crédit agricole (CNCA). Il nous faut voir comment ces fonds peuvent contribuer véritablement au développement socio-économique de la région.

Dans la Kossi, nous produisons beaucoup de fonio que nous pourrions ensacher pour le vendre à certaines provinces qui en ont besoin. (...).

Nous produisons la quasi-totalité du coton de l'usine d'égrenage de Dédougou. Nous tenterons d'accroître la production jusqu'à ce que l'usine de Dédougou soit saturée. Ainsi certainement s'il y a une autre à implanter, ce ne serait qu'à Nouna. Nous avons un programme de développement de la culture rizicole à une cinquantaine de kilomètres d'ici. Si cela voit le jour, nous pourrons acquérir une petite unité de décorticage de riz.

C'est entre autres, ce que nous envisageons pour notre chère ville».

18Il est clair que ce maire à des idées et des projets. Il est tout aussi clair et évident qu'il s'inscrit dans la logique des bureaucrates burkinabè. Il suffit de se reporter à la fin de cet extrait de son entretien pour s'en rendre compte. En effet, l'expression "ce que nous envisageons pour notre chère ville" vient faire toute la lumière nécessaire sur les bénéficiaires de ces projets. Ils sont tous destinés à améliorer les conditions de vie de la ville et ses citadins, alors même que les acteurs réels (de la production) sont les paysans. En effet, aussi bien la production de coton, de fonio, la riziculture que la saturation de l'usine de Dédougou relèvent du seul dynamisme des paysans qui sont en grande partie installés dans les villages. Aussi, partir de la production des paysans pour rêver de la promotion de sa seule "chère ville" n'est rien d'autre qu'une dépossession du paysan de sa production. Cette expropriation prend l'allure d'une collectivisation lorsque le maire évoque les ristournes perçues par les paysans du fait de la vente du coton à la société des fibres textiles (SOFITEX). En effet l'utilisation du pronom personnel "nous" ("nous avons plus de 80 millions de francs en ristournes dans cette province") par le maire pour parler des ristournes des groupements exprime une volonté de les considérer comme des fonds de la commune. Tout cela pendant que le maire garde le silence par rapport aux revenus des autres couches socioprofessionnelles de sa commune. L'on se demande si elles seront soumises à contribution pour la promotion de la ville.

19Ailleurs, à Koumbia, les groupements villageois (GV) sont sollicités pour des réalisations de même nature et à la fin mai 94, ils devaient s'acquitter chacun de 685 125 francs burkinabé, pour la construction du commissariat de police.

  • 7  Essentiellement des petits commerçants accordant des prêts avec très souvent 100% d'intérêts, et r (...)

20Dans le même temps, les paysans et les structures chargées de leur encadrement manquent de tout. Le paysan doit s'en remettre aux spéculateurs7 pour passer les périodes de soudure et les services d'encadrements ne sont pas pris en compte dans la répartition des 25% des ristournes. A Koumbia comme à Solenzo ces services se plaignent du manque de fournitures et de table-bancs pour la formation des producteurs. Des plaintes s'enregistrent également du côté des paysans. C'est ainsi qu'à Koumbia certains jugent anormal de devoir investir pour toute la collectivité et qu'à Solenzo un comité de gestion entièrement composé de fonctionnaires a été contesté et révoqué par les organisations paysannes (OP).

21Le processus de politisation des organisations paysannes (OP) qui consiste à trouver des relais pour l'Etat dans le financement du développement local et s'inscrivant dans le domaine du "devoir faire" versus "vouloir faire" conduit à un processus de syndicalisation des OP. Ce registre de la contestation qui s'ouvre par le refus, certes mitigé, du paysan bailleur de fonds pour les domaines classiques de l'Etat, trouvera son tremplin dans le déclassement du coton et la caution solidaire, et, ses acteurs à travers les unions d'OP. Cette syndicalisation des groupements villageois (GV) se rencontre aussi au Congo où N'KALOULOU, 1984 révèle que les paysans utilisent leurs structures pour sortir des ténèbres et s'affirmer au plan national. Seulement, l'auteur parle de politisation pour désigner la situation. Mais le caractère revendicatif rend ici plus appropriée la notion de syndicalisation que nous avons choisie d'utilisée. Toutefois, ce débat autour de la terminologie n'élude en rien le fait qu'au Burkina comme au Congo les paysans se servent de leurs organisations pour contrer les projets marginalisant de l'Etat et ses services déconcentrés. C’est du reste cette tendance qui s’observe au Sénégal avec DESCENDRE, 1991. Pour revenir à la situation dans notre zone d'étude, observons ce qui suit :

    • 8  Dans la terminologie du milieu burkinabè du coton, il faut entendre par "déclassement du coton" le (...)

    Bien plus que toute autre chose, le déclassement du coton est décrié8. Les paysans vont jusqu'à nous affirmer qu'il s'agit d'une mesure qui n'existe que pour le paysan et pas pour la société des fibres textiles (SOFITEX) ; bel euphémisme pour signifier qu'ils sont pillés par la SOFITEX. Les conséquences, sont bien sûr la grève des producteurs dans la zone de Solenzo et le refus de vendre le coton dans la zone de Koumbia. Ce qui est une amorce de la syndicalisation que nous évoquions tantôt. Au Mali, on évoque une différence volontairement entretenue entre le poids du coton au village et celui au pont bascule de la CMDT (Jonckers, 1994). Cette différence est vécue par les producteurs comme une forme de tromperie. En toute logique et comme le note l’auteur :

    • «On observe également un changement des rapports de force des producteurs de coton à l’égard de la CMDT et de l’Etat. Depuis le renversement du régime militaire en 1991, la création d’une coordination paysanne à la base a permis l’expression de revendications paysannes (Bader, 1992) et la naissance d’un syndicat. Les cultivateurs ont obtenus le maintien des prix du coton malgré la chute du cours au niveau mondial» p. 133.

    • Ces grèves et revendications enregistrées au Burkina Faso et au Mali (dans les milieux cotonniers) se rencontrent aussi au Bénin sous la forme de «pressions de la base (producteurs, groupes politiques y compris élèves et étudiants), les différentes formes d’entraves quotidiennes (volontaires ou non) à l’action des agents locaux par les paysans qui affectent les performances des sociétés d’interventions, (…) et qui les amènent à adapter au moins leur discours pour se conformer aux pressions ponctuelles…» (Mongbo, 1994 : 142).

  • Quant à la caution solidaire, elle est héritière de "l'obligation d'être social" qu'on tente d'imposer aux paysans et fonctionne comme un instrument sécurisant les institutions de crédit par rapport aux producteurs. Par cette disposition, la caisse nationale de crédit agricole (CNCA) ampute les crédits des membres redevables sur la production de tous les adhérents du groupement villageois (GV). Cela a pour conséquence de faire supporter par les grands producteurs les prêts des grands endettés et de mettre le GV en situation d'impayés internes. C'est dans ce contexte qu'il faut replacer les propos amers des paysans vis-à-vis de la CNCA au cours de nos entretiens.

22Cet extrait de notre entretien avec l'agent de l'environnement de Koumbia résume la situation :

«Mais sinon, ce que moi je constate, tous ces groupements villageois (GV) là, c'est pareil, ils sont trop exploités. Quand l'administration arrive, un petit "truc", c'est les GV, il faut faire ça, c'est les GV, petit "truc", c'est les GV, (...) ils sont trop sollicités. Tellement sollicités qu'eux-mêmes aujourd'hui là (...), y a peut-être des zones cotonnières qui avaient de l'argent, mais quand moi je vois, quel GV a un tracteur ici ? C'est des organisations qui pouvaient être à même de se payer quand même un tracteur. Mais aujourd'hui, vous ne pouvez pas dire à ces gens de s'acheter un tracteur, où ils vont sortir les sous, puisque les sous sont dilapidés. Quand ils ont un petit sou, quand l'administration arrive, ah! on veut faire ceci, on veut faire cela, on demande votre appui, c'est votre village, il faut donner ceci. On veut ceci, GV ! On veut faire cela, GV ! Et leurs propres problèmes ? Ils ne peuvent pas ! Aujourd'hui moi je ne vois pas un GV qui peut se lever dire que bon, nous avons un besoin de tant de tonnes d'engrais, mais le GV prend ça et donne à ses membres. On ne prend pas de crédits, mais c'est les fonds du GV maintenant, il n'y en a pas. Chacun se débrouille. Ce qui fait que quand l'argent du coton est payé, les institutions coupent leurs sous ! En fait, moi je crois que peut-être l'objectif premier qu'on visait c'était d'avoir des organisations fortes, comme en Europe hein ! Voyez quand les agriculteurs français se lèvent contre une décision (...) je me dis que c'est ça qu'on recherchait, en associant ces gens là, en les regroupant dans ces structures. Mais aujourd'hui, ils sont mieux exploités qu'individuellement, ils sont plus exploités qu'individuellement.».

23Au fond, la marginalisation de la paysannerie burkinabè est très peu dissociable de son pillage par la bureaucratie. Ce pillage s'officialise à travers la politisation. L'histoire de la voiture des organisations paysannes (OP) de Solenzo explicite nos positions. On convainc dans un premier temps les OP de la nécessité d'une voiture pour le département (pour les courses des OP), les paysans achètent la voiture qui reste à la préfecture pour usage. Il y a politisation, puisque équiper la préfecture de moyens de déplacement est du domaine de l'Etat. Le pillage intervient lorsque les paysans se rendent compte que la voiture a été enregistrée et immatriculée "fond rouge", donc propriété de l'Etat.

24Somme toute, il y a un dédoublage de la politique rurale au Burkina Faso (tout au moins dans la zone cotonnière). Dans cette zone, la "richesse" relative des structures paysannes fait que le non officiel prend le pas sur la politique officielle. Ainsi, si officiellement le transfert de responsabilité consacré par la politique d'ajustement du secteur agricole (PASA) assigne aux organisations paysannes (OP) : approvisionnement, commercialisation et conservation des sols, en rétrocédant à l'Etat ses responsabilités traditionnelles de construction d'écoles, de dispensaires, de commissariats de police, de préfecture, etc., la pratique courante et actuelle dans notre zone d'étude consiste à cantonner les OP dans ces dernières par les grâces de l'ignorance des textes comme le soulignait l’agent du service provincial de l'organisation et de la formation professionnelle des producteurs (SPOFFP) de Solenzo.

25A ce titre ce ne serait pas excessif que de parler d'abus de l'administration locale. Pour ne s'en tenir qu'à cet exemple, à Solenzo, on constate que la préfecture intervient dans la gestion des fonds des groupements villageois (GV). C'est ainsi que sur demande d'un préfet de ce département, 25% des ristournes, qui sont des fonds accordés aux groupements pour récompenser leurs efforts dans la commercialisation du coton, sont annuellement prélevés et affectés à des activités collectives, au lieu de la répartition de ces ristournes entre producteurs "associés" comme le recommandent les statuts. Si tant est que ces ristournes puissent être assimilées à des "excédents nets annuels", dans la mesure où ces ristournes ne sont reversées aux organisations paysannes (OP) qu'après déduction par la caisse nationale de crédit agricole (CNCA) des crédits du GV. Or, en ce qui concerne justement ces excédents nets annuels, l'article 131 des statuts (Ministère du Développement Rural, 1983) précise :

«La répartition des excédents annuels se fait de la manière suivante:

1°) prélèvement obligatoire :

- dix pour cent (10%) au moins sont affectés à un fonds de réserves légale. (...)

- dix pour cent (10%) des excédents sont affectés à des actions éducatives en faveur des membres.

2°) sur proposition du conseil d'administration, l'assemblée générale décide de ce qui suit :

- paiement des intérêts aux parts sociales s'il y a lieu,

- constitution des réserves facultatives,

- répartition éventuelle du solde sous forme de ristournes aux membres au prorata de leurs opérations avec la société coopérative».

26Dans la réalité, aucun de ces fonds n'existe, ce qui révèle l'inachèvement administratif et institutionnel des organisations paysannes (OP). En plus, aucun paysan membre de quelque OP que ce soit, parmi celles que nous avons rencontrées, ne reçoit quoi que ce soit de ces dernières au titre des ristournes. Ce que l'on rencontre par contre, c'est un prélèvement rendu quasiment obligatoire dans toute la zone d'étude et sous différents aspects (si à Solenzo la préfecture réclame 25%, à Koumbia, cette dernière suivant les activités fixe des montants dus par chaque structure) pour le financement des activités de la collectivité "départementale" ou "communale". Si cette substitution des OP à la collectivité locale opérée par les autorités locales est largement suspecte, que dire alors des exactions commises sous son couvert. A Solenzo, l'animateur du projet de développement rural intégré/Houet-Kossi-Mouhoun (PDRI/HKM) soutient que les réalisations faites sont minimes par rapport aux ristournes retenues, ce qui a eu pour conséquence de provoquer la révolte des paysans. Et cette révolte se fait d'autant plus pressante que l'administration qui est arrivée à convaincre les paysans d’acheter une voiture, en fait aujourd'hui sa propriété.

27A suivre la logique de l'agent de l'environnement de Solenzo, on en arrive à la conclusion que l'administration perd son âme dans la gestion de ces 25%, car pour lui, l'administration est obligée de composer avec les membres du bureau des groupements villageois (GV) en les couvrant. Ceci a pour conséquence le maintien à vie de certains dirigeants à la tête des GV avec l'aval de l'administration. C'est l'accent mis ici sur l'influence que peut exercer l'administration sur les organisations paysannes (OP) au moment de l'élection des membres.

28Mais pour l'animateur du projet du PDRI/HKM de Koumbia, les sollicitudes de l'administration, n'ont-elles pas simplement conduit à la confusion entre groupement villageois (GV) et village ? Ce qui évidemment pèse sur l'évolution de ces structures.

29Cependant, pour rétablir une vérité historique, il nous semble que ces abus administratifs ne sont pas spécifiques à l'administration locale de la zone que nous étudions. Ces derniers sont structurels voire systémiques. C'est tout le lien entre le politique et l'administré qui se trouve être en cause. Et ce, aussi bien en campagne qu'en ville, au Burkina Faso en particulier et dans le Tiers Monde en général. Si ce n'est une tare du politique dans son universalité, avec bien évidemment des différences de degré. Dans son étude consacrée au cas du Mali, Jonckers (1994) rapporte que du fait du versement de la ristourne sur le revenu cotonnier, les AV disposent de revenus propres que la CMDT encourage à investir  dans des infrastructures d’intérêt public. Et, pour l’auteur, ‘’ces réalisations sont souvent vécues comme une contrainte par de nombreux villageois’’.

La responsabilité des politiques

30Les structures politiques et administratives du Tiers Monde ont fait l'objet de divers procès leur imputant une lourde responsabilité dans le sous-développement des pays ainsi désignés. Précisément, leurs "structures très hiérarchisées de type féodal" et leurs "régimes politiques très centralisés et très personnalisés qui ne réussissent qu'une caricature de la démocratie et sont incapables de promouvoir un réel développement" ont été mis à l’index (Penouil, 1972).

31 Cette culpabilisation des institutions et acteurs politiques n'est cependant pas l'apanage d'un auteur donné, même si le caractère acerbe de ses propos n'est point à démontrer. Nombreux sont en effet les auteurs incriminant la politique lorsqu'il s'agit de repérer les causes du sous-développement. Il faudra sans doute situer dans un tel contexte les propos de Guillebaud (1992) qui s'insurge :

«...dans les anciennes colonies d'Afrique, d'Asie ou d'Océanie, le fantôme du "colonialisme" n'est déjà plus l'alibi inusable du despotisme, l'excuse commode de la gabegie et de l'échec. Une génération entière de dirigeants, celle qui s'abrita longtemps derrière la mythologie héroïque des "libérations nationales" se voit réclamer des comptes par des peuples qui s'estiment floués par ces héros officiels et corrompus».

32Pour l'auteur, l'échec de ces dirigeants, c'est d'avoir manqué de réussir dans leur propre pays un modèle de développement calqué sur celui de l'occident. Cet échec là, ils doivent en rendre compte tout en répondant de leur mensonge évoqué par Guillebaud (1992) :

«Aujourd'hui, c'est d'abord ce consubstantiel mensonge que les peuples leur reprochent : leur acculturation complexée et leur langue de bois paresseuse, leur rhétorique anti-occidentale qui s'accommodait de comptes en Suisse, leurs proclamations identitaires et leurs mercedes climatisées, leurs incantations culturelles et leur boulimique obsession des gadgets en free shops».

33De tous ces crimes, le pillage des richesses nationales (comptes en Occident) se trouve être le plus évoqué dans la littérature mettant en cause les responsables locaux dans le processus de sous-développement. Aucune analyse sérieuse ne peut faire l'impasse sur les richesses exilées par de dignitaires dont par ailleurs les attitudes ostentatoires cohabitent avec la misère des gouvernés. C’est bien cela que rappelle Ela (1990) en ces termes :

 «Reste le mythe de "l'authenticité" imposé par un régime où "l'article 15" permet à des millions d'hommes de "tailler le caillou" pour survivre au milieu des richesses confisquées par des groupes dominants dont certains se constituent en gendarmes du monde comme l'a rappelé l'intervention étrangère à Kolwesi».

34Dumont (1992) abonde dans la même optique :

«Une bonne partie des bénéfices réalisés sur le dos des paysans a servi à enrichir la nomenclature au pouvoir».

35Ollivier (1992) se présente cependant comme l'auteur abordant le problème sous une triple dimension. La première dimension, celle absente chez les penseurs jusqu'ici évoqués, consiste en une culpabilisation de la littérature disponible ou mieux des théoriciens. Les économistes ont pendant longtemps en effet considéré le pillage des revenus et l'exil de ces derniers par les dignitaires comme un phénomène marginal ne nécessitant nullement de théorisation dans le cadre de l'analyse du sous-développement ; "dans la mesure où leur impact sur ce dernier est négligeable". L'ampleur du pillage et (surtout) les "fuites de capitaux" en direction des zones de "refuges" conduisent Ollivier (1992) à parler d'"apartheid théorique" au sujet les analystes du sous-développement. Ceci nous introduit dans le débat sur la faillite des modèles classiques d'approche du sous-développement.

36Dans son approche du pillage des richesses des pays pauvres, l'auteur, à l'instar des premières personnes citées, fait une place d'élection aux responsables politiques des Etats concernés. Leurs richesses provenant surtout de "bakchich", de "commissions" occultes et de "rente régalienne".

  • 9  Il s’agit d’une rencontre annuelle entre les producteurs, le Président du Faso et le gouvernement. (...)

37Certains paysans font de nos jours le lien entre leur situation de dénuement et les comportements des responsables politico-administratifs. Ainsi, lors de la journée des paysans9 tenue à Dori (dans la région du Sahel) courant février 2007, un délégué de la Confédération Paysanne du Faso a interpellé le gouvernement dans des termes fortement accusateurs (comportement des ‘’dignitaires’’ et silence du gouvernement) :

«Nous avons évoqué le fait que pour moderniser l’agriculture, la rendre compétitive, il faut des équipements.  Aussi, avons-nous constaté que les dignitaires qui avaient manifesté leur désir d’acquérir des tracteurs n’ont pas honoré leurs engagements. Qu’est-ce qui est prévu pour récupérer ces arriérés de paiement ?» (Sidwaya n°5824 : 15).

38La journée des paysans a servi de tribune à ce délégué paysan pour demander des explications au ministre par rapport à des tracteurs destinés à la modernisation de l’agriculture et qui se sont retrouvés entre les mains de ‘’dignitaires’’ qui non seulement ne les utilisent pas pour la bonne cause, mais aussi et surtout ne s’acquittent point des sommes dues. C’est dans la réponse fournie par le ministre de tutelle qu’on décèle tous les enjeux.

«A propos des tracteurs détenus par des dignitaires (rires) des reliquats de paiements d’environ 1 milliard ont été enregistrés. Nous avons engagé une procédure auprès du ministre des finances pour qu’il leur soit imposé des retenues à la source sur la base des salaires. Ceux qui vont refuser cette procédure devront répondre devant la justice. Nous allons préparer un dossier à transmettre  à la justice à cet effet. Nous avions vu notre avocat pour publier la liste de ceux qui doivent au titre des tracteurs ; nous attendons la suite de la procédure judiciaire pour récupérer ces fonds» (Sidwaya n°5824 : 15).

39Le délégué paysan a évoqué publiquement toute la question du pillage de la chose publique par des fonctionnaires au détriment des producteurs ruraux et comme on peut le constater, le ministre s’est senti obligé de faire la lumière avec la fermeté qui s’impose. L’élément le plus intéressant à relever est l’évolution du mouvement paysan. Ainsi, non seulement les paysans ont pris conscience du caractère délictueux de la situation mais ils sont désormais armés pour demander des comptes même au ministre et en présence du Président du Faso.

40Quant à la troisième dimension, elle insiste surtout sur la responsabilité des politiques occidentaux. L'auteur accuse :

«Prendre en compte tous ces aspects du spectacle terrifiant de la politique dans le tiers monde conduit inévitablement à la conclusion que les Etats du Nord sont à la fois commanditaires, complices et receleurs de la plupart de ces chefs d'Etat. Et nombre de ces derniers, s'ils restent en vie après avoir dû interrompre leurs basses besognes, trouvent aussi au Nord des lieux de retraite à la hauteur de la mission qu'ils ont remplie».

41On peut maintenant se questionner par rapport aux retombées d'une telle gestion sur le développement du Tiers Monde.  Ollivier (1992) fournit une réponse. Il découvre à travers les rentes régaliennes une explication aux phénomènes économiques considérés comme "erreurs" ou résultats d'"incompétence" et de "négligence". Là où les premiers théoriciens n'ont retenu qu'erreurs, incompétence et négligence pour rendre compte de l'échec des projets et programmes de développement, notre auteur fait appel au pillage et aux rentes régaliennes. Arguments précieux pour expliquer les vastes programmes d'armement aux dépens des plans de développement, les rentes sont également à l'origine de "choix de technologies d'avant-garde (...) inappropriées" de "dimensionnement de projets, souvent inadapté au regard des objectifs officiellement affichés", et de la "dette (...) souvent présentée en termes d'imprudence des banques ou d'incompétence des Etats à promouvoir un développement réel". La course à l'enrichissement personnel conduit les dirigeants vers des options paralysant tout processus de développement.

42Même si le pillage organisé des richesses du Tiers Monde n'est pas comparable à tout point de vue à ce qui se passe entre les organisations paysannes et certains intervenants, il est clair que ce détour théorique que nous avons opéré apporte un environnement explicatif à la marginalisation et à la politisation. Autrement dit, cette littérature que nous venons d'exposer a le mérite de prouver que le rapport du politique et de l'administrateur à l'administré dans notre zone d'étude n'est pas un phénomène isolé et erratique. Tout au contraire la situation internationale y apporte un éclairage. Cela semble être la conviction du délégué paysan que nous avons cité plus haut lorsqu’il interpellait le ministre en ces termes :

«N’est-il pas possible d’imaginer un mécanisme incitateur qui va motiver les producteurs à se lancer dans la production massive pour contenir les effets néfastes de la libéralisation ?» (Sidwaya n°5824 : 15).

Conclusion

43Au terme de notre analyse, observons qu'aussi bien la marginalisation du paysan par les intervenants, le refus d'organisations authentiquement paysannes, que la politisation/instrumentalisation des structures paysannes et la syndicalisation qui s'en suit constituent autant de manifestations de l'existence de limites externes au milieu quant au rapport organisations paysannes/promotion rurale. Marginalisées et dépossédées de leur production, les organisations paysannes ne peuvent prétendre jouer un rôle dynamique dans la promotion de leur milieu d'appartenance. Et c’est bien là en partie ce que craignait Girard (1994) dans sa conclusion :

«Le caractère séduisant du thème des organisations paysannes, qui tient à sa capacité rhétorique à résorber les contradictions, incite à craindre son exploitation démagogique lors de futures actions de développement. La participation authentique de groupements paysans peut aussi bien demeurer un vœu pieux que fournir une caution précieuse à des politiques malsaines. L’autonomie n’implique pas nécessairement la compétence et l’efficacité».

44Par-delà cette situation, du reste objective, il convient de considérer la question des capacités du mouvement paysan. Il nous semble que la question des capacités intrinsèques des populations rurales n'a pas été suffisamment prise en compte par les chantres de leur implication participative à la promotion rurale. En effet, s'il est vrai que l'option de confier aux paysans les premiers rôles dans leur développement apparaît incontournable, il n'en demeure pas moins que s'ils n'ont pas les capacités requises pour assumer de telles responsabilités, cette tentative restera vaine. Le paysan dépossédé et marginalisé est livré aux affres de l’analphabétisme, de la pauvreté, des pesanteurs socioculturelles et dès lors son statut d’acteur qualifié pour le développement s’en retrouve écorché, disqualifié et déqualifié.  Cependant, l’avenir se veut porteur de promesses dans la mesure où le processus de syndicalisation enclenché constitue un gage d’engagement et de ténacité. Ainsi, les organisations paysannes sous la responsabilité de leaders paysans, qui émergent partout en Afrique, peuvent gagner en autonomie, en capacité d’analyse et en capacité de mobilisation.

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Bibliographie

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Jonckers, D, 1994, Le mythe d’une tradition communautaire villageoise dans la région Mal-Sud, Jacob JP. et Lavigne Delville Ph,, Les associations paysannes en Afrique. Organisation et dynamiques, , APAD-Karthala-IUED, Paris, pp. 121-134

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Notes

1  Dans la logique des intervenants en milieu rural, le port de verres noirs ou la construction d’une villa représente des marqueurs sociaux qui ne doivent pas se retrouver dans la couche paysanne. C’est du reste pourquoi ce paysan particulier qui porte des verres noirs et qui a ‘’même construit une villa’’ dans son village est qualifié de ‘’paysan évolué’’. Pour les intervenants donc, le vrai paysan, c’est celui qui n’a pas de villa et qui ne porte de verres noirs. De ce fait, ceux qui se payent le luxe d’accéder à ces marqueurs sociaux ne peuvent plus être considérés comme des paysans. Ils sont dits évolués et leur ascension sociale est même perçue comme de l’outrecuidance parce qu’ils osent avoir des attitudes réputées être propres au milieu bureaucratique. Une telle vision des choses tend à maintenir le paysan dans une perception peu valorisante (le paysan c’est celui qui reste dans les conditions peu ‘’évoluées’’ d’existence).

2  Indépendamment des recettes liées à la production du coton versées à chaque producteur (par le biais du groupement), chaque organisation, en fonction du tonnage réalisé, voit ses efforts récompensés par une prime de productivité appelée ‘’ristournes’’. Ces sommes sont en fonction dépensées à la discrétion des groupements. Mais, dans cette zone il a été décidé que 25% de ces ristournes de l’ensemble des organisations doivent être versés dans un fonds d’investissements communautaires. Bien qu’étant des fonds générés par des activités de producteurs paysans, leur gestion a été confiée à un comité exclusivement composé de fonctionnaires d’où la discorde entre paysans t administration.

3  L’ancrage dans les valeurs sociétales représente le critère majeur. Les organisations dites traditionnelles sont celles qui reposent sur l’organisation sociale même des sociétés. Il s’agit surtout des structures d’entraide et de solidarité (culture des champs, cérémonies diverses : mariages, baptêmes funérailles). Jonckers (1994) retient parmi les caractéristiques de ces structures traditionnelles, la solidarité et la réciprocité au travail et la dimension festive (mariages, baptêmes, etc.). Les organisations dites modernes sont a contrario sans ancrage réel dans les valeurs sociétales. Elles sont conçues dans les cercles administratifs et bureaucratiques.

4  L’excès de sollicitation des organisations paysannes réside dans le fait que la quasi-totalité des intervenants en milieu rural assignent des responsabilités à ces structures dans le cadre de l’exécution de leur mission. De ce fait, très souvent les mêmes organisations se trouvent tiraillées au même moment par plusieurs partenaires, au point qu’elles s’en retrouvent subjuguées et désorientées. Entre autres missions, les intervenants attendent des organisations paysannes qu’elles jouent un rôle de sensibilisation, de mobilisation, de formation, d’appui à la production et l’écoulement des productions. Mais il est aussi attendu d’elles qu’elles se présentent en porteuses de développement et même en bailleurs de fonds.

5  Avant la reconnaissance officielle qui est consacrée par l’accord d’un agrément de la préfecture ou du haut commissariat, les organisations demandeuses de cette reconnaissance sont conviées à une rencontre avec les services techniques (agriculture, environnement, élevage) au cours de la quelle elles doivent réussir un examen de passage avant d’être agrées.

6  Jonckers (1994) note qu’au Mali, pendant que des paysans agissent selon une logique de marché, les promoteurs de développement leur demandent de développer des sentiments de solidarité.

7  Essentiellement des petits commerçants accordant des prêts avec très souvent 100% d'intérêts, et rachetant les intrants à moins que la moitié du prix.

8  Dans la terminologie du milieu burkinabè du coton, il faut entendre par "déclassement du coton" le fait de lui attribuer au niveau de l'usine une valeur inférieure à celle estimée sur le terrain.

9  Il s’agit d’une rencontre annuelle entre les producteurs, le Président du Faso et le gouvernement. Cette année, elle a été marquée par la présence de 1200 délégués paysans venus de toutes les régions du pays.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Alkassoum Maiga, « La marginalisation des organisations paysannes (OP) : analyse des conditions de politisation et de syndicalisation du mouvement paysan au Burkina Faso »VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Volume 7 Numéro 3 | décembre 2006, mis en ligne le 21 décembre 2006, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/vertigo/2696 ; DOI : https://doi.org/10.4000/vertigo.2696

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Auteur

Alkassoum Maiga

Université de Ouagadougou, Département de sociologie, 01BP 2340 Ouagadougou 01, Tel : 00 226 70 26 26 52/ 00 226 50 36 92 23/ 00 226 50 37 48 43 / 00 226 76 48 68 32, kasmaig@yahoo.fr

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